Les chrétiens et l’Europe : une interrogation

Par Joël-Benoît d’Onorio, Professeur de droit,
Président de la Confédération des juristes catholiques de France.

L’opinion chrétienne semblerait plutôt favorable au projet du nouveau traité européen dont, en critiquant plusieurs de ses dispositions, notre Conseil constitutionnel a toutefois rappelé qu’au regard du droit français, il est d’abord un traité inconstitutionnel et ne saurait être, en aucune manière, une « Constitution » …
De graves réserves avaient été aussi émises à son encontre par le Saint-Siège et tout particulièrement par le pape Jean-Paul II, qui ont œuvré inlassablement pour que soient mentionnés dans le préambule les héritages religieux « notamment chrétiens » de l’Europe.
Ce combat fut, certes, vain mais point inutile pour l’avenir (quel qu’il soit) car il devait être mené pour prendre date dans l’histoire (1).
Contrairement à ce que d’aucuns pensent dans la classe politique, il est loin d’être clos. On peut faire confiance, à cet égard, au nouveau pape Benoît XVI, qui y est revenu dés ses premiers discours.

En mars, deux textes religieux de niveau hiérarchique inférieur ont été publiés en vue des procédures d’adoption dudit traité : l’un, de facture exclusivement catholique, émane de la Commission des épiscopats de la Communauté européenne, l’autre, de nature œcuménique, provient du Conseil de ce que, sans craindre le pléonasme, on appelle les « Eglises chrétiennes » de France (lire La Croix des 24 et 30 mars 2005.)

Au-delà des réserves d’usage et de fond, ces deux documents portent un jugement globalement positif sur le projet où les dignitaires catholiques, protestants et orthodoxes observent que, si les valeurs chrétiennes ne sont pas mentionnées en toutes lettres, elles sont néanmoins présentes dans l’esprit du texte. Ils expriment surtout leur satisfaction sur l’article 52 qui accorde une certaine reconnaissance européenne à la contribution spécifique des Eglises et institutions religieuses, sans remettre en question leurs statuts juridiques respectifs dans les divers Etats de l’Union. Or, s’il est indéniable que cet article constitue un acquis non négligeable, on peut émettre quelques réserves sur cet enthousiasme épiscopal à peine contenu.

Les évêques européens se réjouissent avec raison de trouver dans ce traité des principes relatifs aux droits fondamentaux de la personne humaine, dans lesquels ils décèlent des valeurs chrétiennes sous-jacentes. Mais le problème est que ces principes sont tout autant revendiqués par des écoles de pensée non chrétiennes voire antichrétiennes, celles-là mêmes qui sont intervenues lors de la rédaction du texte pour le prémunir de toute influence religieuse. Et si les rédacteurs ont tant montré de détermination à ne pas vouloir qualifier ces principes de chrétiens, c’est pour que ceux-ci puissent se prêter plus aisément à diverses interprétations juridiques ou revendications idéologiques non chrétiennes, comme c’est déjà le cas pour le droit à la vie que la jurisprudence européenne ne veut pas appliquer à l’enfant conçu …
Nos prélats semblent en avoir perçu le risque quand ils disent suivre attentivement l’évolution et l’application de ces droits afin de le faire correspondre à l’anthropologie chrétienne. Ils auraient pu en dire autant du principe de subsidiarité dont, jusqu’à présent, la conception qu’on s’en fait à Bruxelles correspond peu à ce qu’en dit la doctrine sociale de l’Eglise.

S’agissant de l’article 52, il mérite bien sûr une appréciation positive dans la mesure où, contre l’avis des socialistes français notamment, la reconnaissance du fait et des organismes religieux devient publique en Europe et que, à la grande satisfaction des autorités confessionnelles, les Eglises sont ouvertement désignées par leur nom. On remarquera toutefois qu’elle sont curieusement rangées dans la même catégorie que les  » les organisations philosophiques et non confessionnelles » que l’on s’est bien gardé d’appeler, elles, par leur vrai nom …
Peu ont pressenti, notamment dans l’épiscopat, les conséquences dommageables d’ordre juridique et politique que pourrait entraîner cette confusion des genres …

Quant à la liberté de religion que les évêques ont relevée avec l’intérêt que l’on devine, elle n’apporte, au demeurant, rien de plus que ce que l’on a connu jusqu’ici avec la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 à laquelle l’Union européenne déclare aussi adhérer, ce qui rend la nouvelle Charte des droits fondamentaux (partie II du traité) totalement superflue. Tout comme le traité, les autorités religieuses ont choisi de ne jamais se référer à la souveraineté nationale des Etats sur laquelle Jean-Paul II avait pourtant tant insisté dans son mémorable discours à l’Unesco dont on célébrera très bientôt le 25e anniversaire…
Certes, les deux documents religieux de mars n’ont aucune valeur magistérielle ni canonique, et ils n’engagent que leurs signataires et nullement les autres évêques ni a fortiori l’Eglise, car ils concernent un projet exclusivement temporel dont le contenu juridique peut faire l’objet de divergences légitimes chez les croyants. C’est pourquoi le soutien politique de la Commission épiscopale européenne invitant « tous les chrétiens » à mettre « en pratique le nouveau traité et en le faisant fonctionner » pourra être diversement apprécié, tout comme l’appui à peine subliminal de l’archevêque de Clermont au « oui » (lire La Croix du 25 mars) …

Il est normal que des chrétiens veuillent investir les nouvelles institutions européennes pour tenter de les orienter dans le bon sens. Il n’empêche qu’un grand nombre d’électeurs, chrétiens ou non, n’ont pas compris l’obstruction systématique des dirigeants français à toute mention chrétienne dans le traité. Certains, qui n’ont pas oublié la mésaventure bruxelloise de Rocco Buttiglione, rejeté à raison même de sa foi, pourraient être tentés de leur rendre la monnaie de leur pièce en observant que, si Dieu et le christianisme ont été délibérément exclus de la nouvelle Europe, il est peu probable qu’il y ait davantage de place pour les chrétiens.

(1) Voir L’héritage religieux du droit en Europe (J.B. d’Onorio dir.), Ed. Téqui, Paris, 2004.