XX ème colloque national des Juristes Catholiques
Homélie de la Fête du Christ Roi
Eglise St. François-Xavier, Paris 21 novembre 2004)
La liturgie nous propose de célébrer le Christ, Roi de l’Univers : une fête instituée par le pape Pie XI, en 1925, pour réagir tant aux excès du laïcisme moderne excluant Dieu de la société qu’à ceux du césaropapisme d’hier qui se servait de Dieu.
Mais quel roi ! Les textes de la liturgie nous le présentent brisé et défiguré, sur une croix. Certes, la loi mosaïque est observée : il est bien intronisé en présence de deux témoins. Mais qui sont-ils ? Deux vulgaire malfaiteurs.
Avec l’un deux, Jésus évoque son royaume : « aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le paradis ».
S. Augustin a imaginé qu’il interrogeait le « Bon larron » de l’évangile de ce jour : « Dis-moi, je t’en prie, lui demande Augustin, comment as-tu fait pour reconnaître dans ce Jésus crucifié et abandonné de tous le Messie de Dieu ? As-tu étudié les prophéties ? Mais les docteurs de la Loi n’y ont rien compris. Alors Augustin prête cette réponse au bon larron : « Non, je n’ai pas étudié les Ecritures, mais Jésus m’a regardé et dans son regard j’ai tout compris »! Le règne de Jésus c’est l’amour et la miséricorde.
Nous avons là toute la force subversive du christianisme. Je pense à cette constation féroce de Balzac : »Les spéculations les plus sûres sont celles qui reposent sur la vanité, l’amour propre, l’envie de paraître : ces sentiments-là ne meurent jamais »!
Et ! bien, Jésus justement inverse les valeurs habituelles en se présentant comme le Roi-serviteur :
– à ceux qui veulent le faire roi, il oppose un amour qui va jusqu’au sacrifice de soi ;
– à ceux qui aspirent au pouvoir par vaine gloire, il propose le service de l’homme;
– à ceux qui restent attachés, aujourd’hui comme hier, à la loi du talion, il enseigne le pardon qui remet l’homme debout.
Puisqu’il nous arrachés au pouvoir des ténèbres et nous a fait entrer dans le royaume de son fils bien aimé », voilà que Dieu demande à chacun de nous, en raison de son baptême, d’annoncer par la parole et par les actes, ce royaume bien particulier que la préface de cette messe nous décrira de manière si suggestive :
– règne de vie et de vérité;
– règne de grâce et de sainteté;
– règne de justice, d’amour et de paix.
Sans crainte, avec une infinie patience, avec douceur, nous devons aider nos frères et sœurs à se libérer de leurs égoïsmes et de leurs violences en leur révélant que
– le bonheur ce n’est pas de penser d’abord à soi ; on ne peut être heureux les uns sans les autres et certainement pas les uns contre les autres;
– la violence qui blesse et qui tue n’est pas un moyen pour avoir raison et faire valoir ses droits;
– vivre ses relations avec autrui au gré des passions et de l’instinct n’est pas une manière humaine d’aimer;
– la course aux armements n’est pas le chemin qui conduit à la paix;
– les seuls critères d’ordre financier et technique ne contribueront au bonheur de tous que s’ils prennent en compte leurs incidences humaines;
– en politique et dans les débats publics la vraie manière de servir la société ne sera jamais de discréditer et de salir un adversaire.
Oui, la royauté du Christ doit commencer à s’exercer dans nos propres vies de chrétiens pour qu’ensuite nos existences posent question à ceux qui vivent auprès de nous. Et cela non pas au nom de quelque prosélytisme sournois, mais à cause du projet de Dieu : « Il a voulu que dans le Christ toute chose ait son accomplissement total. Il a voulu tout réconcilier par lui et pour lui sur la terre et dans les cieux en faisant la paix par le sang de sa croix ».
Nous sommes toujours mis en mouvement par une parole qui ne vient pas de nous, mais de Dieu révélé Père par Jésus notre sauveur. Par lui qui s’est fait homme Dieu est devenu un Dieu pour l’homme. Et l’Eglise est là pour le manifester.
Dans notre pays, deux siècles de laïcité (car le projet d’une société sans Dieu fait son apparition en 1789), plusieurs décennies de rationalisme, une société de consommation tendent à couper l’homme de sa profondeur. On lui fait croire que plus on possède, plus on est important ; que personne ne compte au regard de notre réussite ; que la fin justifie les moyens … Cet homme est menacé dans l’intention que Dieu a sur lui. C’est la tâche de l’Eglise – c’est à dire notre tâche – de lui indiquer les chemins qui mènent à la vraie vie et au bonheur. C’est une parole qui dérange, certes. Mais nous n’avons pas à en rougir. Les juristes catholiques de France sont ici ce matin justement pour puiser dans cette Eucharistie les énergies spirituelles dont ils ont besoin pour que, dans un domaine particulier – celui du Droit, prévalent toujours plus clairement des valeurs comme le respect de l’autre, l’équité, la solidarité, pour servir l’homme en l’arrachant à ses propres violences.
Voilà bien un monde nouveau inauguré par le Roi crucifié qui a vaincu les forces du mal et les violences du pouvoir. Lui, « le premier-né … en qui tout a été crée … Il est avant tous les êtres et tout subsiste en lui ».
Frères et sœurs, comme le « bon Larron », acceptons que notre regard croise celui du Christ, Rédempteur de l’homme. Alors, nous aussi, comme lui, nous comprendrons quelle joie et quelle liberté nous offre la royauté du Christ. Elle nous donne confiance et audace. En toutes circonstances, elle nous permet de dire avec S. Paul : « si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? … Oui, ni mort, ni vie, ni présent ni avenir … ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » (Rom. 8,31-39).
Cardinal Jean-Louis Tauran