« LE CLÉRICALISME », NOUVEL ENNEMI ?

Joël-Benoît d’ONORIO
Professeur des Universités

On présente « le cléricalisme » comme une explication au drame actuel qui affecte l’Eglise et l’humanité sous tant de honte et d’écœurement. Or, il y a quelque chose de paradoxal pour des Français d’entendre des ecclésiastiques entonner la vieille antienne de nos anticléricaux d’antan : « le cléricalisme, voilà l’ennemi ! »… Et pourtant, chez les catholiques, la plupart semblent atteints de psittacisme quand ils reprennent en chœur ce refrain imaginé en haut lieu comme un pare-feu alors qu’il n’est qu’un rideau de fumée. Peut-être même de cette « fumée de Satan » dont Paul VI avait, de manière prémonitoire, décelé l’infiltration dans l’Eglise, dès 1968. En vérité, le cléricalisme désigne une immixtion indue du pouvoir spirituel dans le pouvoir temporel ou, par extension, l’autoritarisme de certains clercs envers les laïcs. Mais ce n’est pas ce qui est principalement en cause ici où il s’agit d’abord et essentiellement d’une corruption des mœurs dont les protagonistes auraient agi pareillement s’ils étaient restés dans la vie civile. L’état clérical n’a été qu’un moyen et une occasion pour perpétrer ces actes, nullement la cause. Pas plus que l’abus de position dominante qui est la caractéristique de toutes ces affaires dans tous les milieux. On ne sache pas que des agissements similaires d’instituteurs ou d’éducateurs publics aient été imputés à on ne sait quel «pédagogisme »… Or, pour y remédier, on invoque « la collégialité et la synodalité », cataplasmes sur une jambe de bois, pendant qu’on entonne la sempiternelle antienne du « mariage des prêtres » qui n’aurait d’autre effet que de passer du mariage-sacrement au mariage-médicament. On ne guérit pas de ses perversions en prenant femme. A moins qu’il ne s’agisse ici de « mariages à la Taubira » ?…
Peut-être faudrait-il commencer par appeler les choses par leur nom au lieu de se cacher derrière la pudibonderie du vocabulaire. L’expression courante de « pédophilie » recouvre, en fait, une maladie grave, et même mortelle car ceux qui en sont atteints se comportent en assassins des âmes encore plus que des corps, auxquels s’ajoutent des victimes collatérales par les ravages ainsi occasionnés dans la foi des fidèles et l’opinion publique. Ces actes constituant des crimes, cette pédophilie doit donc être qualifiée sans ambages de pédo-criminalité. Pareillement, parler seulement des « abus sexuels » pourrait signifier, en toute rigueur de termes, que certains seraient allés trop loin dans l’usage d’une sexualité qui leur est pourtant totalement interdite. Il convient donc de parler d’agressions sexuelles.
La cruelle réalité est que cette pédo-criminalité se double aussi, de manière plus générale, de la dépravation de certains clercs qui s’adonnent impunément à ce que l’Eglise médiévale nommait « incontinentia carnis », à savoir la luxure, qui peut concerner les deux sexes, mais très souvent le même, dont aussi des majeurs (sujet étrangement – et délibérément – absent du « Sommet » romain de février 2019…). Certes, le problème n’est malheureusement pas nouveau ni dans le monde, ni dans le clergé. Pour autant, l’Eglise n’en a jamais pris son parti et a toujours maintenu, dans sa doctrine morale, la luxure comme un des sept péchés capitaux. De surcroît, ce péché gravissime s’accomplit avec son cortège de sacrilèges que, curieusement, personne ne perçoit ni ne dénonce, à savoir la profanation du sacrement de l’eucharistie, comme de celui de la confession quand il y a sollicitation du pénitent ou, pire, absolution du complice, sans parler du mensonge de la double vie quand le prédicateur se mue en prédateur, non moins que de la déloyauté envers l’Institution dans laquelle on s’est engagé en toute connaissance de ses exigences et où personne n’est obligé d’entrer ni d’adhérer, ni même de rester. Le Pape y a vu une « incohérence » (25 septembre 2018 en Estonie). Le mot est faible pour une véritable trahison du Christ et de l’Evangile : « Si quelqu’un fait tomber dans le péché un de ces petits qui croient en Moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui suspendît au cou la meule d’un moulin et qu’on le précipitât au fond de la mer (…) Malheur à l’homme par qui le scandale arrive ! » (St Matthieu, 18, v. 6 et 7). On est loin du « cléricalisme ».
Néanmoins, devant ce désastre spirituel et humain, il convient de savoir distinguer entre la personne de l’Eglise et son personnel, comme le conseillait le philosophe Jacques Maritain. L’Eglise est « indéfectiblement sainte » (Vatican II) mais reste peuplée de pécheurs dont les clercs ne sont pas exclus pour constituer une secte de parfaits. Les péchés de ses membres ne sont pas ceux de son Corps mystique qui est le Christ. La sainteté dont l’Eglise est revêtue est celle de Dieu. Mais son visage est maintenant défiguré, outragé, souillé par cette pourriture qu’évoquait déjà le cardinal Ratzinger en 2005, à la veille de son élection au souverain pontificat, et qui doit être éradiquée sans pitié ni délai, sans tergiversation ni procrastination envers ceux des siens qui l’ont maculée de ces horreurs innommables et qui ont déchu au point de n’avoir plus leur place en son sein : « … ils viennent à vous déguisés en brebis mais, au-dedans, ce sont des loups ravisseurs. C’est à leurs fruits que vous les jugerez (…) Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits, on le coupe et on le jette au feu » (Evangile selon St Matthieu, chap. 7, v. 15 et 19).
Les motivations du nonce italien qui a dénoncé en vain toutes ces turpitudes dès le début de l’actuel pontificat répondaient à un impérieux devoir de vérité dont il a voulu acquitter sa conscience avant de comparaître devant le Souverain Juge. Ce scrupule ne semble guère étreindre les délinquants concernés dont la foi, notamment sur les fins dernières et le salut de leur âme, peut être sujette à caution… Pour autant, on attend toujours que ces accusations soient réfutées point par point. A ce jour, elles n’ont été qu’indirectement confirmées par la destitution cardinalice puis la réduction à l’état laïc du principal accusé et par la démission de quelques prélats, pendant que d’autres prospèrent encore, à l’ombre de Saint-Pierre, dans leur cursus honorum…
L’Eglise doit au plus tôt se réformer, non pas dans sa doctrine ou dans ses structures, comme on semble le privilégier aujourd’hui, mais dans sa discipline trop longtemps négligée et relâchée. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra changer les mentalités et les comportements, et non par d’interminables faux débats à la « gilets jaunes » entretenus par une presse catholique complaisante et conformiste. Peut-être faudra-t-il aller jusqu’à des changements d’hommes, ceux qui ont failli, bien sûr, mais aussi ceux qui ont sciemment couvert ou laissé faire. Péchés par action et par omission. Ce n’est pas manquer au respect de l’autorité ni de l’ordre sacré que de soutenir que cette urgente réforme s’impose du haut en bas de l’Eglise, « in capite et in membris ». Dans cette barque chahutée par des vents mauvais, attisés par le souffle tempêtueux du Malin qui se sert de ses misérables suppôts, il faut savoir garder le cap. Pour peu que le capitaine sache lui-même tenir la barre du gouvernail.
Si on a honte de ces clercs prévaricateurs, on reste fier de tous nos saints et saintes qui sont à jamais l’honneur de notre peuple.
Si on est accablé par ces profiteurs de rentes ecclésiastiques, on reste fier de tous ces missionnaires, religieux et religieuses qui ont tout quitté pour faire resplendir le nom chrétien aux confins de l’humanité et au firmament de la civilisation.
Si on est indigné par tous ces pervers qui ont sacrifié aux idoles du monde et du temps, on reste fier de tous ces martyrs qui, avec une abnégation absolue, ont sacrifié leur vie pour ne pas renier leur Dieu, leur Eglise et leur foi.
Si on est révolté par tous ceux qui ont souillé des innocents, détruit des vies ou ruiné des espérances, on reste fier de la multitude de ceux qui, depuis deux millénaires, ont éveillé les âmes, instruit les esprits, suscité les vocations, soigné les malades, consolé les affligés et relevé les désespérés.
Si on est écœuré par la puanteur qui s’exhale de ces turpitudes, on reste fier de la beauté de la quantité d’œuvres chrétiennes – charitables, spirituelles, intellectuelles, artistiques – qui ont fleuri à travers les temps.
Et si on est découragé par le nombre de ces méfaits, on restera fier du nombre bien plus grand des bienfaits que notre grande, noble et belle Eglise a apportés au monde et en face desquels toutes les prévarications, toutes les innovations et toutes les concessions qui ont favorisé ces choses misérables et minables finiront inexorablement dans les poubelles de l’Histoire.
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Ce thème est abordé plus largement par l’auteur dans le volume L’intérêt supérieur de l’enfant, Actes du XXIXe colloque national des juristes catholiques de 2018, Editions Téqui.

L’intérêt supérieur de l’enfant

Livre en vente ici

Proclamée en 1959 par la Déclaration des Nations unies sur les droits de l’enfant et reprise en 1989 par la Convention internationale des droits de l’enfant, toutes deux ratifiées par la France, la notion d’intérêt supérieur de l’enfant a été reconnue par les tribunaux français comme un véritable principe juridique, de surcroît consacré par le Conseil constitutionnel qui lui a même attribué une valeur d’exigence constitutionnelle.

De fait, au cours du XXe siècle, en France, comme dans la plupart des États occidentaux, le droit a réalisé de grands progrès dans la protection de l’enfance et la prise en considération de ses intérêts, que ce soit en droit civil de la famille, en droit pénal ou en droit de la santé.

Il demeure néanmoins des zones d’ombre où l’intérêt de l’enfant n’occupe pas toujours la place « primordiale » pourtant souhaitée par les textes de droit. Le domaine de la bioéthique est particulièrement significatif à cet égard dans la mesure où nombre de dispositions législatives en vigueur ou en projet sont en contradiction flagrante avec ce principe majeur. L’intérêt de l’enfant se retrouve ainsi insidieusement subordonné aux désirs des adultes et aux luttes d’influence idéologiques, y compris dans les institutions et conférences internationales qui traitent de l’enfance.

Cet ouvrage réunissant des spécialistes reconnus de ces différents sujets présente l’état de la question aujourd’hui en France face aux enjeux civilisationnels qui se dessinent. Il y va de notre conception du droit comme défense du plus faible d’entre les hommes.

Dans les médias :
« En ce temps de débats concernant la bioéthique, ce livre est particulièrement bienvenu. Servi par des intervenants de grande qualité, il devrait permettre à chacun de participer avec efficacité au combat pour la vie des petits. » (L’Homme Nouveau)

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Homélie de la fête liturgique du Christ roi de l’univers

HOMELIE DE LA FETE LITURGIQUE DU CHRIST ROI DE L’UNIVERS
prononcée par Son Eminence le Cardinal Franc Rodé
le dimanche 25 novembre 2018, en l’église Saint-Thomas d’Aquin de Paris
lors de la Messe pontificale de clôture du XXIXe colloque national des Juristes catholiques

1. L’année liturgique s’achève avec la solennité du Christ Roi, à qui tout pouvoir a été donné au ciel et sur la terre, comme l’affirme le prophète Daniel. En effet, Dieu a remis au Fils de l’homme un pouvoir éternel, gloire et royaume indestructible sur les peuples, les nations et les langues. Pouvoir réel, mais comme voilé, qui ne sera manifesté pleinement qu’à la fin des temps, lorsque « l’on verra le Fils de l’homme venir sur les nuées du ciel avec puissance et grande gloire » (Mt 24,30).

2. Ce pouvoir réel, mais qui ne se manifestera qu’à la parousie, c’est-à-dire à la fin de l’Histoire, quelle influence exerce-t-il sur le temps présent, quel est son impact sur le devenir de l’Histoire ? L’entretien entre Jésus et Pilate, rapporté par l’Evangile de Jean, nous apporte la réponse.
Et pour commencer, il nous aide à bannir toute ambiguïté à propos d’une fête, marquée par la mentalité de l’époque où elle fut instituée. C’est en effet Pie XI qui, en 1925, par l’encyclique Quas primas, introduit dans le calendrier liturgique la fête du Christ-Roi, avec l’intention de renforcer et approfondir l’influence de l’Eglise dans tous les secteurs de la société, rerum civilium imperium. De la conversation entre Jésus et Pilate il se dégage que la royauté de Jésus n’est absolument pas la rivale du pouvoir politique, contrairement à ce que pensent les autorités juives et romaines, qui s’en inquiètent.
On peut se demander pourquoi ils la craignent et s’y opposent puisque Jésus affirme clairement que son royaume est tout à fait en dehors des schémas de ce monde : « Mon royaume n’est pas de ce monde, mon royaume n’est pas d’ici. » Un royaume qui n’a pas son origine dans le monde et ne se régit pas sur les principes terrestres. Il vient d’ailleurs et il est construit sur d’autres valeurs.
Où est la différence ? Voici la réponse de Jésus: « Si ma royauté venait de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. » La différence est que Jésus refuse de se servir pour lui de la puissance royale dont il dispose, et ne recourt pas aux moyens de ce monde : les armes, la force, la violence, tout en sachant à quoi il s’expose en y renonçant. C’est qu’il ne considère pas sa propre vie comme le bien suprême, ou comme la raison d’Etat à laquelle tout doit être sacrifié. En fait, sa puissance royale se manifeste paradoxalement par la croix, c’est par la faiblesse de la croix que se manifeste la force de Dieu, car « ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » dit saint Paul (1 Cor 1,25).
Une deuxième affirmation de Jésus nous éclaire encore mieux sur la nature de sa royauté : « Je suis roi, je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage de la vérité. » La royauté du Christ est soumise aux exigences de la vérité, c’est-à-dire à la volonté de Dieu sur le monde, à son dessein d’amour sur l’homme, à toutes les valeurs qui constituent le message évangélique : la justice, la liberté, l’amour, la paix. La royauté de Jésus est toujours au service de la vérité, elle ne peut être sacrifiée à la raison d’Etat.

3. Sous quelles conditions peut-on accepter sa royauté ? « Tout homme qui appartient à la vérité, écoute ma voix », répond Jésus. Pour comprendre sa royauté, pour s’ouvrir à son message, il faut choisir la vérité, être de la part de la vérité, être de la part de Jésus, car il affirme « Je suis la Vérité et la Vie ».
Nous touchons là un point essentiel, il y va de l’humanité de l’Homme, de sa santé spirituelle. Choisir le camp de la vérité, se mouvoir dans l’espace de la vérité, vouloir la vérité par-dessus tout, c’est la condition de la santé spirituelle.
Qu’est-ce à dire ? Notre esprit peut-il tomber malade ? Oui. Le corps devient malade lorsqu’il absorbe quelque chose de nocif, ou lorsqu’il contrevient aux lois de la nature. S’il veut guérir, il lui faut éliminer les toxines et rétablir l’ordre. Comment l’esprit peut-il tomber malade ? Nous ne parlons pas ici des maladies mentales, qui sont des maladies du système nerveux ou proviennent d’une affection de la sensibilité ou d’une malformation somatique. Une véritable maladie de l’esprit se produit lorsque sont menacées les sources mêmes de la vie de l’esprit : la vérité et la justice. L’esprit tombe malade lorsqu’il s’écarte de la vérité. Pas seulement lorsqu’il ment car, dans ce cas, il s’expose au danger, mais il peut se retrouver dans le repentir. L’esprit tombe malade lorsqu’il s’éloigne intérieurement de la vérité, lorsqu’elle ne compte plus rien pour lui, lorsqu’il fait fi de la vérité pour arriver à ses fins, lorsqu’elle n’est plus perçue comme obligatoire. Un tel homme n’apparaît pas forcément comme malade. Sa vie peut avoir l’apparence d’une réussite, mais l’ordre intérieur est bouleversé, son échelle de valeurs faussée. Il ne distingue plus le but et les moyens pour y arriver.
Pour guérir, il faut choisir la vérité et rejeter le mensonge. Et Jésus ajoute : « écouter sa voix », accueillir sa parole, accepter son royaume de vérité et de justice.

4. Celui qui se met du côté de la vérité sera capable d’entendre la voix du Christ. Et celui qui ne connaît pas le Christ ? S’il écoute sa conscience, qui est l’antenne de Dieu dans l’homme, il sera capable de choisir la vérité et, en choisissant la vérité, sans le savoir, il aura choisi le Christ. Et, avec le Christ, la santé de l’esprit.
Le Christ nous invite à écouter sa voix, et la condition de sa possibilité est l’acceptation de la vérité. Une invitation qui fait appel à notre liberté, à notre conscience, car Dieu respecte l’homme. Pas d’imposition, pas de violence, pas de manipulation, mais l’invitation à accueillir librement la parole dans la responsabilité personnelle.

5. L’Evangile de ce dimanche nous présente deux attitudes devant la vérité : Jésus et Pilate.
D’une part, Jésus, qui est inconditionnellement fidèle à la vérité et ne la renie pas, même au prix de sa vie. D’autre part, Pilate, au service d’un pouvoir politique qui, certes, reconnaît une certaine valeur à la vérité, mais non au point d’y sacrifier ses intérêts. Pilate est convaincu de l’innocence de Jésus, mais il le condamne parce que la raison d’Etat l’exige. Il sauve sa carrière et l’ordre public, mais il sacrifie la justice et la vérité.
A propos de l’affaire Dreyfus, Charles Péguy écrivait : »Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, si elle est universellement, commodément, légalement acceptée, suffit à déshonorer tout un peuple ».
La vérité, dans sa faiblesse, peut être ignorée, sacrifiée par les puissants, mais, comme chez le Christ, elle s’impose et elle sauve l’honneur d’un peuple et assure sa santé spirituelle.

In memoriam Maître Jean-Jacques Munier (1924-2017)

Allocution du Professeur Joël-Benoît d’ONORIO
Président de la Confédération des Juristes catholiques de France
aux funérailles du 23 janvier 2017, en l’église Saint-François de Sales, Paris XVIIe.
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« Beati mortui qui in Domino moriuntur, opera enim illorum sequuntur illos »
(Heureux les morts qui s’endorment dans le Seigneur, car le bien qu’ils ont fait les accompagne)

 Celui qui nous réunit aujourd’hui dans cette église pour la dernière fois autour de lui était vraiment un homme de bien.
 Sa haute et fière stature ne laissait personne indifférent. La qualité de sa personnalité, impressionnante et séduisante, résultait d’une belle intelligence et d’une grande élégance, celles-là mêmes du coeur qui, sous un abord de courtoise réserve, imprégnaient tout son être dans ses relations tant personnelles que professionnelles.
 D’autres, bien plus qualifiés que moi, pourront évoquer le maître du barreau de Paris qu’il fut pendant plus d’un demi-siècle. Aussi m’en tiendrai-je, pour ma modeste part, à porter témoignage de l’autre maître, ce maître au sens intellectuel et spirituel du terme qu’il fut pour plusieurs d’entre nous, et tout spécialement pour celui à qui il a été demandé de prendre maintenant la parole.

 C’est encore jeune étudiant que j’ai connu M. et Mme Munier, à l’été 1974, au cours d’un congrès à Detroit, dans le lointain Michigan. En réalité, Me Munier me connaissait déjà – à mon insu – avant de me rencontrer outre-Atlantique car le cardinal Daniélou, dont il était un disciple (mais à qui, pour ma part, je n’avais parlé qu’une seule fois) lui avait conseillé de s’intéresser « à un jeune Marseillais de la Faculté de Droit d’Aix »…
 Ce premier contact fut déterminant pour nouer immédiatement une amitié très forte qui, depuis lors, ne sera jamais démentie ni prise en défaut. Et le « jeune Marseillais » se souvient d’avoir aussitôt trouvé ce grand monsieur fort simple et bien sympathique… pour un Parisien.
 Au cours de toutes ces décennies, j’ai toujours été impressionné par le bon sens, la vaste culture et l’acuité de jugement qui faisaient que Me Munier était considéré comme un sage, que ce fût parmi ses confrères du Palais, ses concitoyens d’Hédouville dont il fut longtemps l’élu, ou ses amis juristes catholiques qu’il retrouvait toujours avec plaisir.
 Tous ont convergé à reconnaître son courage intellectuel, la fermeté de ses convictions et l’opportunité de ses paroles qui, non moins que la sûreté de son expérience, traduisaient ce qu’il avait au fond de lui : sa fidélité à sa foi catholique, apostolique et romaine, une foi fervente, active et tranquille qu’il mettait en œuvre dans sa vie quotidienne, publique et privée, sans ostentation mais avec détermination.
 C’est sous cette égide spirituelle que nous nous sommes rapidement retrouvés quand il s’est agi de fonder, en 1978, la Confédération des Juristes catholiques de France qui rassemblera plus d’un millier de juristes de toutes les branches du droit, en coordonnant différentes associations régionales, dont celle des avocats de Paris.
 Me Munier fut non seulement un de nos fondateurs mais aussi la colonne portante de cette organisation dont il deviendra le délégué général dès le début et le demeurera jusqu’à a fin. Aux yeux de tous, il en fut le bienfaisant protecteur en facilitant les relations avec certaines personnalités qu’il côtoyait par ailleurs, en dénouant certaines difficultés individuelles ou bureaucratiques, parfois aussi en modérant avec doigté les élans d’impétuosité d’un jeune président au sang un peu trop méditerranéen et au verbe quelquefois trop abrupt pour des oreilles délicates… Autant dire que la présence de Me Munier m’a constamment été nécessaire et profitable.
 Avec le temps, cette collaboration religieuse s’est doublée d’une collaboration universitaire puisque, devenu enseignant, je fis appel à sa science judiciaire et à sa pratique professionnelle pour assurer à Aix des séminaires en droit du travail dont il était un brillant spécialiste nationalement reconnu et sollicité. Dans nos échanges, je lui parlais souvent de notre grand Portalis qui nous réunissait en quelque manière puisque le célèbre jurisconsulte provençal avait aussi ouvert un cabinet à Paris : celui de Me Munier, situé rue du Rocher, était justement à l’aplomb de la rue Portalis… Biographe du « père du Code civil », je me plaisais à lui rappeler que le maître du prétoire d’Aix était en outre connu pour la modicité de ses honoraires, dont il m’arrivait de présumer que c’était un trait encore demeuré commun aux avocats aixois et parisiens…

 Tout ceci et tant d’autres souvenirs m’ont toujours fait considérer Jean-Jacques Munier comme un second père – que j’ai néanmoins toujours appelé, à bon escient, « Maître » car c’est avec lui et grâce à lui que j’ai fait mes classes…
 C’est dire le plaisir que j’avais eu à lui témoigner indirectement ma profonde reconnaissance en lui faisant décerner l’Ordre pontifical de Saint-Grégoire-le-Grand, d’abord par le saint Pape Jean Paul II qui lui conféra le grade de chevalier, puis le grand Pape Benoît XVI qui le promut à celui de commandeur. Il reçut ces deux distinctions successives au milieu de ses amis juristes catholiques, au cours de nos colloques nationaux dont il suivait avec beaucoup d’attention tous les débats sous ces voûtes prestigieuses de l’Ile de la Cité.

 Me Munier manquera désormais à cette sympathique compagnie dont, comme chacun, il appréciait l’ambiance de cordialité et de simplicité qui entourait des échanges de grande qualité assurés par les plus grands noms du droit français.
 Lui-même était écouté, respecté et estimé dans cette assemblée annuelle qui, par mon intermédiaire, rend ici un hommage déférent à cet homme rigoureux et généreux, à cette personnalité brillante et attachante, à cette voix autorisée et mesurée.
 Cette voix s’est tue mais nous en entendrons l’écho encore longtemps. « Defunctus, adhuc loquitur », comme nous dit la Lettre aux Hébreux (XI, 4) : mort, il parle encore. Elle nous parlera, en effet, par le souvenir que nous en garderons, par l’exemple dont nous nous inspirerons, par l’affection que nous lui conserverons.
 A la vérité, cette voix s’est tue parce qu’au moment d’entrer dans son éternité, Me Munier savait qu’il pouvait compter sur une autre avocate – une avocate postulante en quelque sorte … – qui n’a certes pas passé sa licence à Aix, ni même fait l’Ecole du barreau de Paris, mais dont le ministère est obligatoire pour affronter le jugement ultime qui nous attend tous. Devant ce tribunal suprême, toute la science du droit et les arguties de la procédure ne sont pas d’un grand secours, et les plaidoiries sont dispensées de figures de style et des effets de manche.

« Advocata nostra », recueillez donc entre vos mains virginales la belle âme de ce grand Monsieur pour l’élever jusqu’à votre Fils, afin que les portes de la mort humaine s’ouvrent sur celles de la Miséricorde divine.
 Car cette belle âme de juriste fut celle d’un Juste.

Vers une démocratie dévoyée ?

 

Joël-Benoît d’ONORIO
Professeur des Universités

Depuis quatre décennies, tous les oracles institutionnels et médiatiques nous avaient assurés que l’avortement était une question définitivement réglée par la loi Veil de 1975 considérée comme quasiment supra-constitutionnelle tant elle était réputée intouchable… sauf quand on la retouchait pour en aggraver les effets en la vidant progressivement de tous ses garde-fous, notamment sous la férule idéologique des gouvernements socialistes.

Or, voici que ce sujet, frappé d’interdit républicain, est revenu au premier plan par les imprudences verbales de M. Juppé qui, dans l’affolement de sa désillusion du premier tour des « primaires cde la droite et du centre », a voulu tendre un piège à M. Fillon en lui reprochant de ne pas considérer l’avortement comme « un droit fondamental ». Pourtant aucun juriste en France – même favorable à l’avortement – ne soutiendra qu’il s’agit d’un droit « fondamental ». A la vérité, ce n’est même pas un droit au sens strict puisqu’aux termes de la loi, confirmés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le recours à l’avortement ne constitue qu’une exception (sous des conditions certes de moins en moins contraignantes) au principe qui reste « le respect de tout être humain dès le commencement de sa vie » inscrit dans le Code civil (1). On pardonnera néanmoins cette erreur à l’excellent élève Juppé à qui a seulement manqué une formation juridique, ce qui, n’eût été sa superbe, aurait dû le conduire à s’informer avant de parler.

C’est aussi le même politicien à la sensibilité très laïque qui a subitement retrouvé des élans (ou des relents) de catholicité pour remettre la religion en plein milieu du débat politique mais, là encore, il a fait « tout faux » en se réclamant du Pape actuel dont on ne sache pas qu’il tienne l’avortement comme un droit fondamental, pas plus que le prétendu « mariage homosexuel » ! Et c’est encore lui qui a refusé de rouvrir le débat sur la calamiteuse loi Taubira censément « pour ne pas diviser les Français », mais qui n’a pas hésité pas à rouvrir celui de l’avortement qui est tout autant diviseur. A la vérité, nous avons assisté en l’espèce à une instrumentalisation du droit et de la religion à des fins purement électoralistes par un prétendant dépité qui s’y voyait déjà.

Mais il est tout aussi dommage que M. Fillon soit tombé dans le panneau girondin pour protester avec indignation de son « immaculée conception » de la légalisation de l’avortement, comme si cette acceptation devenait la condition sine qua non pour aspirer à la magistrature suprême, conformisme empressé qui pourrait lui aliéner un contingent de voix aux prochaines échéances électorales (2). Et les médias trop heureux d’emboîter le pas pour s’indigner que ce candidat ait pu émettre – fort timidement – une once de réserve strictement personnelle en raison de sa foi intime à propos d’un acte qui a toujours été condamné par la morale naturelle sur laquelle se fondait la répression du Code pénal jusqu’à ces dernières années. Mais tous les bateleurs d’estrades et de plateaux, incessants imprécateurs des « droits de l’homme » et de la liberté d’expression, sont pris en flagrant délit d’hypocrisie : ils ne se réfèrent aux grands principes que lorsque ceux-ci sont à leur avantage idéologique. Voir ainsi foulées au pied les libertés – pour le coup, vraiment fondamentales selon notre droit – de conscience, de religion ou simplement d’expression en dit long sur l’avachissement des esprits dans notre Pays dont les idéaux qui ont fait le tour du monde sont ainsi ravalés au rang de tics incantatoires vidés de toute effectivité… si tant est qu’ils en aient jamais eu car on connaît le sort des « immortels principes de 1789 » dans les années sanguinaires et liberticides qui ont immédiatement suivi leur proclamation.

Etre opposé à la légalisation hier de l’avortement, aujourd’hui des cohabitations homosexuelles, demain de l’euthanasie, constituerait-il désormais une indignité nationale ? Quand Mme Taubira opère un saut qualitatif brusque – pour parler comme les marxistes – en décrivant sa loi comme « un changement de civilisation », sur le fondement démocratique de quel mandat ou de quel référendum doit-on nécessairement la suivre ? A y être, pourquoi ne pas carrément envisager de déchoir de la nationalité française ces mauvais citoyens qui osent encore critiquer les lois Veil et/ou Taubira, promues parangons de la modernité et que d’aucuns prétendraient inclure dans les « valeurs de la République » ? Faudrait-il s’y rallier en conscience sous le fallacieux prétexte qu’elles ont été votées par le parlement, quand nombre d’autres lois sont quotidiennement inappliquées, vilipendées et d’ailleurs constamment révisées, voire abrogées ? Et ce, alors même qu’elles ont été présentées comme des lois de simple permissivité et d’ouverture ? Ce mensonge politique a depuis éclaté au grand jour de ses auteurs qui sont tellement permissifs et ouverts qu’ils ne peuvent même pas imaginer qu’on puisse ne pas penser comme eux… A l’occasion de cette « primaire ‘ouverte’ de la droite et du centre », ils ont joué à se faire peur en fantasmant sur un illusoire « lobby catho » (« Au secours, Jésus revient ! » titrait même Libération) (3) pour mieux masquer la réalité de l’omniprésence du « lobby LGBT » qui a pourtant infiltré tout l’appareil de l’Etat… Ces libéraux de tous bords et de toutes obédiences, qui invoquent la laïcité pour contester l’influence de la morale sur le droit, sont si intimement persuadés d’être l’incarnation du Bien qu’ils sont incapables de comprendre qu’il y ait encore des gens à tarder à se ranger à leurs raisonnements. Faussement libéraux, ils se révèlent ainsi comme les bâtards de Rousseau, de Marx et de Lénine car les Soviétiques ne pensaient pas ni n’agissaient différemment… D’où ce néo-moralisme lassant qu’ils prétendent imposer dans toute la société et toutes les institutions en dénonçant à la vindicte médiatique toute pensée « déviante ».

Deux champs d’expérimentation sont officiellement privilégiés à cette fin : d’abord l’éducation (ou plutôt la rééducation) nationale, où il s’agit de modeler les jeunes esprits aux nouveaux canons de la « déconstruction » en soustrayant les enfants à l’influence « stéréotypée » de leurs parents, selon le plan d’action avoué des ministres Peillon et Belkacem ; ensuite les médias, déjà tout acquis à la cause pour matraquer les esprits réceptifs de contre-modèles de banalisation de toutes les déviances. Après quoi, moyennant quelques sondages habilement orientés, le législateur n’a plus qu’à attendre le moment opportun pour la cueillette… On voit bien, de la sorte, que le débat n’est nullement juridique mais exclusivement idéologique.

Dans ces conditions, se pose la question de la nature et de la finalité de notre démocratie qui n’est plus la loi de la majorité mais celle des minorités de tout acabit (ethniques, culturelles, sexuelles…). Et si une démocratie moderne et authentique est bien celle qui sait harmoniser la loi de la majorité avec les droits de la minorité, elle se dévoie quand elle prétend traiter avec des minorités. Anodin en soi, ce passage du singulier au pluriel est en vérité porteur d’une dégénérescence de la démocratie conduite à choisir ses minorités privilégiées et à ignorer, voire dénigrer, systématiquement celles qui ne sont pas dans la ligne du parti (prétendument) intellectuel qui aspire à la domination des esprits. Il peut même arriver que soit traitée comme minorité négligeable ce qui est en réalité une majorité restée silencieuse jusqu’à se manifester ces soirs d’élections qui font subitement déchanter tous les sociologues télévisuels et astrologues de la politique…

Sur les questions de société (que les pédants qualifient du néologisme de « sociétales »), serait-ce trop demander à notre démocratie et à nos médias – principalement ceux du service public (notamment France Inter) qui font tous les jours tout le contraire – de traiter au moins à égalité les pour et les contre ? Il y va de l’impartialité de l’Etat et de l’utilisation des fonds publics qui sont, par principe, destinés à tous les citoyens sans discrimination. Or l’Etat impartial, qui est le propre de la conception occidentale de l’Etat de droit, s’est maintenant dévoyé en Etat partisan, adepte d’une idéologie sectaire qui rejette dans les poubelles de l’histoire et l’opprobre sociale tous ceux qui n’entrent pas dans ses vues. La police de la pensée fait peser une énorme chape de plomb sur les intelligences de ce pays que la gauche, incessante et arrogante donneuse de leçons, prétend régenter au moyen d’une succession de lois de circonstance, la dernière en date étant la proposition de « délit d’entrave numérique à l’avortement » visant à bâillonner tout discours contraire à la propagande gouvernementale. Pour pérenniser ces légalisations, elle escompte sur le ralliement à terme de la droite française dont on ne sait si elle est vraiment « la plus bête du monde » mais dont on peut craindre qu’elle soit vraisemblablement la plus à gauche du monde… Les exemples des lois Veil et Taubira en sont la déplorable illustration : après les avoir combattues avec acharnement et paradé en tête des cortèges de rue, nos politiciens d’alternance n’oseront rien y changer, et ce sera pareil pour tout le reste. On voudrait entretenir l’antiparlementarisme et la crise de la démocratie représentative qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Nonobstant ce pluralisme monocolore instauré par une vraie gauche et adopté par une fausse droite qui participe à l’entretien de cette véritable discrimination philosophique et morale que personne n’ose dénoncer publiquement, on continuera à dire tranquillement, et à enseigner doctement du haut de nos chaires universitaires, qu’il n’y a pas, en France, de délit d’opinion…

La perte du sang froid intellectuel et politique de M. Juppé aura néanmoins révélé la permanence des tensions artificiellement étouffées de la société française contemporaine qui est loin d’avoir avalisé toutes ces réformes législatives extravagantes et mortifères. Il est erroné de prétendre qu’il y a des questions beaucoup plus importantes pour la France parce que le respect de la vie, l’intégrité du mariage et la protection de la famille sont bel et bien des sujets éminemment politiques en ce qu’ils engagent la structure institutionnelle de la société, la cohésion morale de la nation et l’avenir démographique de la population. Le nier revient à en faire des boomerangs. Certains ne tarderont pas à se les prendre bientôt en pleine figure.

 

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  1. On peut d’ailleurs voir dans cette loi le parfait exemple du principe devenu l’exception et de l’exception devenue le principe…
  2. Ce qui suffit à ne pas faire de M. Fillon « le candidat des catholiques », comme le répètent à l’envi des commentateurs ignorants qui ne savent même pas distinguer un archevêque d’un goupillon.
  3. Première page du 24 novembre 2016. Sans se laisser rebuter par la contradiction, ce journal a néanmoins rejoint le chœur des indignés quand un autre candidat s’est hasardé à parler d’un « lobby sioniste »…