Homélie de la fête liturgique du Christ roi de l’univers

HOMELIE DE LA FETE LITURGIQUE DU CHRIST ROI DE L’UNIVERS
prononcée par Son Eminence le Cardinal Franc Rodé
le dimanche 25 novembre 2018, en l’église Saint-Thomas d’Aquin de Paris
lors de la Messe pontificale de clôture du XXIXe colloque national des Juristes catholiques

1. L’année liturgique s’achève avec la solennité du Christ Roi, à qui tout pouvoir a été donné au ciel et sur la terre, comme l’affirme le prophète Daniel. En effet, Dieu a remis au Fils de l’homme un pouvoir éternel, gloire et royaume indestructible sur les peuples, les nations et les langues. Pouvoir réel, mais comme voilé, qui ne sera manifesté pleinement qu’à la fin des temps, lorsque « l’on verra le Fils de l’homme venir sur les nuées du ciel avec puissance et grande gloire » (Mt 24,30).

2. Ce pouvoir réel, mais qui ne se manifestera qu’à la parousie, c’est-à-dire à la fin de l’Histoire, quelle influence exerce-t-il sur le temps présent, quel est son impact sur le devenir de l’Histoire ? L’entretien entre Jésus et Pilate, rapporté par l’Evangile de Jean, nous apporte la réponse.
Et pour commencer, il nous aide à bannir toute ambiguïté à propos d’une fête, marquée par la mentalité de l’époque où elle fut instituée. C’est en effet Pie XI qui, en 1925, par l’encyclique Quas primas, introduit dans le calendrier liturgique la fête du Christ-Roi, avec l’intention de renforcer et approfondir l’influence de l’Eglise dans tous les secteurs de la société, rerum civilium imperium. De la conversation entre Jésus et Pilate il se dégage que la royauté de Jésus n’est absolument pas la rivale du pouvoir politique, contrairement à ce que pensent les autorités juives et romaines, qui s’en inquiètent.
On peut se demander pourquoi ils la craignent et s’y opposent puisque Jésus affirme clairement que son royaume est tout à fait en dehors des schémas de ce monde : « Mon royaume n’est pas de ce monde, mon royaume n’est pas d’ici. » Un royaume qui n’a pas son origine dans le monde et ne se régit pas sur les principes terrestres. Il vient d’ailleurs et il est construit sur d’autres valeurs.
Où est la différence ? Voici la réponse de Jésus: « Si ma royauté venait de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. » La différence est que Jésus refuse de se servir pour lui de la puissance royale dont il dispose, et ne recourt pas aux moyens de ce monde : les armes, la force, la violence, tout en sachant à quoi il s’expose en y renonçant. C’est qu’il ne considère pas sa propre vie comme le bien suprême, ou comme la raison d’Etat à laquelle tout doit être sacrifié. En fait, sa puissance royale se manifeste paradoxalement par la croix, c’est par la faiblesse de la croix que se manifeste la force de Dieu, car « ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » dit saint Paul (1 Cor 1,25).
Une deuxième affirmation de Jésus nous éclaire encore mieux sur la nature de sa royauté : « Je suis roi, je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage de la vérité. » La royauté du Christ est soumise aux exigences de la vérité, c’est-à-dire à la volonté de Dieu sur le monde, à son dessein d’amour sur l’homme, à toutes les valeurs qui constituent le message évangélique : la justice, la liberté, l’amour, la paix. La royauté de Jésus est toujours au service de la vérité, elle ne peut être sacrifiée à la raison d’Etat.

3. Sous quelles conditions peut-on accepter sa royauté ? « Tout homme qui appartient à la vérité, écoute ma voix », répond Jésus. Pour comprendre sa royauté, pour s’ouvrir à son message, il faut choisir la vérité, être de la part de la vérité, être de la part de Jésus, car il affirme « Je suis la Vérité et la Vie ».
Nous touchons là un point essentiel, il y va de l’humanité de l’Homme, de sa santé spirituelle. Choisir le camp de la vérité, se mouvoir dans l’espace de la vérité, vouloir la vérité par-dessus tout, c’est la condition de la santé spirituelle.
Qu’est-ce à dire ? Notre esprit peut-il tomber malade ? Oui. Le corps devient malade lorsqu’il absorbe quelque chose de nocif, ou lorsqu’il contrevient aux lois de la nature. S’il veut guérir, il lui faut éliminer les toxines et rétablir l’ordre. Comment l’esprit peut-il tomber malade ? Nous ne parlons pas ici des maladies mentales, qui sont des maladies du système nerveux ou proviennent d’une affection de la sensibilité ou d’une malformation somatique. Une véritable maladie de l’esprit se produit lorsque sont menacées les sources mêmes de la vie de l’esprit : la vérité et la justice. L’esprit tombe malade lorsqu’il s’écarte de la vérité. Pas seulement lorsqu’il ment car, dans ce cas, il s’expose au danger, mais il peut se retrouver dans le repentir. L’esprit tombe malade lorsqu’il s’éloigne intérieurement de la vérité, lorsqu’elle ne compte plus rien pour lui, lorsqu’il fait fi de la vérité pour arriver à ses fins, lorsqu’elle n’est plus perçue comme obligatoire. Un tel homme n’apparaît pas forcément comme malade. Sa vie peut avoir l’apparence d’une réussite, mais l’ordre intérieur est bouleversé, son échelle de valeurs faussée. Il ne distingue plus le but et les moyens pour y arriver.
Pour guérir, il faut choisir la vérité et rejeter le mensonge. Et Jésus ajoute : « écouter sa voix », accueillir sa parole, accepter son royaume de vérité et de justice.

4. Celui qui se met du côté de la vérité sera capable d’entendre la voix du Christ. Et celui qui ne connaît pas le Christ ? S’il écoute sa conscience, qui est l’antenne de Dieu dans l’homme, il sera capable de choisir la vérité et, en choisissant la vérité, sans le savoir, il aura choisi le Christ. Et, avec le Christ, la santé de l’esprit.
Le Christ nous invite à écouter sa voix, et la condition de sa possibilité est l’acceptation de la vérité. Une invitation qui fait appel à notre liberté, à notre conscience, car Dieu respecte l’homme. Pas d’imposition, pas de violence, pas de manipulation, mais l’invitation à accueillir librement la parole dans la responsabilité personnelle.

5. L’Evangile de ce dimanche nous présente deux attitudes devant la vérité : Jésus et Pilate.
D’une part, Jésus, qui est inconditionnellement fidèle à la vérité et ne la renie pas, même au prix de sa vie. D’autre part, Pilate, au service d’un pouvoir politique qui, certes, reconnaît une certaine valeur à la vérité, mais non au point d’y sacrifier ses intérêts. Pilate est convaincu de l’innocence de Jésus, mais il le condamne parce que la raison d’Etat l’exige. Il sauve sa carrière et l’ordre public, mais il sacrifie la justice et la vérité.
A propos de l’affaire Dreyfus, Charles Péguy écrivait : »Une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, si elle est universellement, commodément, légalement acceptée, suffit à déshonorer tout un peuple ».
La vérité, dans sa faiblesse, peut être ignorée, sacrifiée par les puissants, mais, comme chez le Christ, elle s’impose et elle sauve l’honneur d’un peuple et assure sa santé spirituelle.