Vers une démocratie dévoyée ?

 

Joël-Benoît d’ONORIO
Professeur des Universités

Depuis quatre décennies, tous les oracles institutionnels et médiatiques nous avaient assurés que l’avortement était une question définitivement réglée par la loi Veil de 1975 considérée comme quasiment supra-constitutionnelle tant elle était réputée intouchable… sauf quand on la retouchait pour en aggraver les effets en la vidant progressivement de tous ses garde-fous, notamment sous la férule idéologique des gouvernements socialistes.

Or, voici que ce sujet, frappé d’interdit républicain, est revenu au premier plan par les imprudences verbales de M. Juppé qui, dans l’affolement de sa désillusion du premier tour des « primaires cde la droite et du centre », a voulu tendre un piège à M. Fillon en lui reprochant de ne pas considérer l’avortement comme « un droit fondamental ». Pourtant aucun juriste en France – même favorable à l’avortement – ne soutiendra qu’il s’agit d’un droit « fondamental ». A la vérité, ce n’est même pas un droit au sens strict puisqu’aux termes de la loi, confirmés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le recours à l’avortement ne constitue qu’une exception (sous des conditions certes de moins en moins contraignantes) au principe qui reste « le respect de tout être humain dès le commencement de sa vie » inscrit dans le Code civil (1). On pardonnera néanmoins cette erreur à l’excellent élève Juppé à qui a seulement manqué une formation juridique, ce qui, n’eût été sa superbe, aurait dû le conduire à s’informer avant de parler.

C’est aussi le même politicien à la sensibilité très laïque qui a subitement retrouvé des élans (ou des relents) de catholicité pour remettre la religion en plein milieu du débat politique mais, là encore, il a fait « tout faux » en se réclamant du Pape actuel dont on ne sache pas qu’il tienne l’avortement comme un droit fondamental, pas plus que le prétendu « mariage homosexuel » ! Et c’est encore lui qui a refusé de rouvrir le débat sur la calamiteuse loi Taubira censément « pour ne pas diviser les Français », mais qui n’a pas hésité pas à rouvrir celui de l’avortement qui est tout autant diviseur. A la vérité, nous avons assisté en l’espèce à une instrumentalisation du droit et de la religion à des fins purement électoralistes par un prétendant dépité qui s’y voyait déjà.

Mais il est tout aussi dommage que M. Fillon soit tombé dans le panneau girondin pour protester avec indignation de son « immaculée conception » de la légalisation de l’avortement, comme si cette acceptation devenait la condition sine qua non pour aspirer à la magistrature suprême, conformisme empressé qui pourrait lui aliéner un contingent de voix aux prochaines échéances électorales (2). Et les médias trop heureux d’emboîter le pas pour s’indigner que ce candidat ait pu émettre – fort timidement – une once de réserve strictement personnelle en raison de sa foi intime à propos d’un acte qui a toujours été condamné par la morale naturelle sur laquelle se fondait la répression du Code pénal jusqu’à ces dernières années. Mais tous les bateleurs d’estrades et de plateaux, incessants imprécateurs des « droits de l’homme » et de la liberté d’expression, sont pris en flagrant délit d’hypocrisie : ils ne se réfèrent aux grands principes que lorsque ceux-ci sont à leur avantage idéologique. Voir ainsi foulées au pied les libertés – pour le coup, vraiment fondamentales selon notre droit – de conscience, de religion ou simplement d’expression en dit long sur l’avachissement des esprits dans notre Pays dont les idéaux qui ont fait le tour du monde sont ainsi ravalés au rang de tics incantatoires vidés de toute effectivité… si tant est qu’ils en aient jamais eu car on connaît le sort des « immortels principes de 1789 » dans les années sanguinaires et liberticides qui ont immédiatement suivi leur proclamation.

Etre opposé à la légalisation hier de l’avortement, aujourd’hui des cohabitations homosexuelles, demain de l’euthanasie, constituerait-il désormais une indignité nationale ? Quand Mme Taubira opère un saut qualitatif brusque – pour parler comme les marxistes – en décrivant sa loi comme « un changement de civilisation », sur le fondement démocratique de quel mandat ou de quel référendum doit-on nécessairement la suivre ? A y être, pourquoi ne pas carrément envisager de déchoir de la nationalité française ces mauvais citoyens qui osent encore critiquer les lois Veil et/ou Taubira, promues parangons de la modernité et que d’aucuns prétendraient inclure dans les « valeurs de la République » ? Faudrait-il s’y rallier en conscience sous le fallacieux prétexte qu’elles ont été votées par le parlement, quand nombre d’autres lois sont quotidiennement inappliquées, vilipendées et d’ailleurs constamment révisées, voire abrogées ? Et ce, alors même qu’elles ont été présentées comme des lois de simple permissivité et d’ouverture ? Ce mensonge politique a depuis éclaté au grand jour de ses auteurs qui sont tellement permissifs et ouverts qu’ils ne peuvent même pas imaginer qu’on puisse ne pas penser comme eux… A l’occasion de cette « primaire ‘ouverte’ de la droite et du centre », ils ont joué à se faire peur en fantasmant sur un illusoire « lobby catho » (« Au secours, Jésus revient ! » titrait même Libération) (3) pour mieux masquer la réalité de l’omniprésence du « lobby LGBT » qui a pourtant infiltré tout l’appareil de l’Etat… Ces libéraux de tous bords et de toutes obédiences, qui invoquent la laïcité pour contester l’influence de la morale sur le droit, sont si intimement persuadés d’être l’incarnation du Bien qu’ils sont incapables de comprendre qu’il y ait encore des gens à tarder à se ranger à leurs raisonnements. Faussement libéraux, ils se révèlent ainsi comme les bâtards de Rousseau, de Marx et de Lénine car les Soviétiques ne pensaient pas ni n’agissaient différemment… D’où ce néo-moralisme lassant qu’ils prétendent imposer dans toute la société et toutes les institutions en dénonçant à la vindicte médiatique toute pensée « déviante ».

Deux champs d’expérimentation sont officiellement privilégiés à cette fin : d’abord l’éducation (ou plutôt la rééducation) nationale, où il s’agit de modeler les jeunes esprits aux nouveaux canons de la « déconstruction » en soustrayant les enfants à l’influence « stéréotypée » de leurs parents, selon le plan d’action avoué des ministres Peillon et Belkacem ; ensuite les médias, déjà tout acquis à la cause pour matraquer les esprits réceptifs de contre-modèles de banalisation de toutes les déviances. Après quoi, moyennant quelques sondages habilement orientés, le législateur n’a plus qu’à attendre le moment opportun pour la cueillette… On voit bien, de la sorte, que le débat n’est nullement juridique mais exclusivement idéologique.

Dans ces conditions, se pose la question de la nature et de la finalité de notre démocratie qui n’est plus la loi de la majorité mais celle des minorités de tout acabit (ethniques, culturelles, sexuelles…). Et si une démocratie moderne et authentique est bien celle qui sait harmoniser la loi de la majorité avec les droits de la minorité, elle se dévoie quand elle prétend traiter avec des minorités. Anodin en soi, ce passage du singulier au pluriel est en vérité porteur d’une dégénérescence de la démocratie conduite à choisir ses minorités privilégiées et à ignorer, voire dénigrer, systématiquement celles qui ne sont pas dans la ligne du parti (prétendument) intellectuel qui aspire à la domination des esprits. Il peut même arriver que soit traitée comme minorité négligeable ce qui est en réalité une majorité restée silencieuse jusqu’à se manifester ces soirs d’élections qui font subitement déchanter tous les sociologues télévisuels et astrologues de la politique…

Sur les questions de société (que les pédants qualifient du néologisme de « sociétales »), serait-ce trop demander à notre démocratie et à nos médias – principalement ceux du service public (notamment France Inter) qui font tous les jours tout le contraire – de traiter au moins à égalité les pour et les contre ? Il y va de l’impartialité de l’Etat et de l’utilisation des fonds publics qui sont, par principe, destinés à tous les citoyens sans discrimination. Or l’Etat impartial, qui est le propre de la conception occidentale de l’Etat de droit, s’est maintenant dévoyé en Etat partisan, adepte d’une idéologie sectaire qui rejette dans les poubelles de l’histoire et l’opprobre sociale tous ceux qui n’entrent pas dans ses vues. La police de la pensée fait peser une énorme chape de plomb sur les intelligences de ce pays que la gauche, incessante et arrogante donneuse de leçons, prétend régenter au moyen d’une succession de lois de circonstance, la dernière en date étant la proposition de « délit d’entrave numérique à l’avortement » visant à bâillonner tout discours contraire à la propagande gouvernementale. Pour pérenniser ces légalisations, elle escompte sur le ralliement à terme de la droite française dont on ne sait si elle est vraiment « la plus bête du monde » mais dont on peut craindre qu’elle soit vraisemblablement la plus à gauche du monde… Les exemples des lois Veil et Taubira en sont la déplorable illustration : après les avoir combattues avec acharnement et paradé en tête des cortèges de rue, nos politiciens d’alternance n’oseront rien y changer, et ce sera pareil pour tout le reste. On voudrait entretenir l’antiparlementarisme et la crise de la démocratie représentative qu’on ne s’y prendrait pas autrement.

Nonobstant ce pluralisme monocolore instauré par une vraie gauche et adopté par une fausse droite qui participe à l’entretien de cette véritable discrimination philosophique et morale que personne n’ose dénoncer publiquement, on continuera à dire tranquillement, et à enseigner doctement du haut de nos chaires universitaires, qu’il n’y a pas, en France, de délit d’opinion…

La perte du sang froid intellectuel et politique de M. Juppé aura néanmoins révélé la permanence des tensions artificiellement étouffées de la société française contemporaine qui est loin d’avoir avalisé toutes ces réformes législatives extravagantes et mortifères. Il est erroné de prétendre qu’il y a des questions beaucoup plus importantes pour la France parce que le respect de la vie, l’intégrité du mariage et la protection de la famille sont bel et bien des sujets éminemment politiques en ce qu’ils engagent la structure institutionnelle de la société, la cohésion morale de la nation et l’avenir démographique de la population. Le nier revient à en faire des boomerangs. Certains ne tarderont pas à se les prendre bientôt en pleine figure.

 

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  1. On peut d’ailleurs voir dans cette loi le parfait exemple du principe devenu l’exception et de l’exception devenue le principe…
  2. Ce qui suffit à ne pas faire de M. Fillon « le candidat des catholiques », comme le répètent à l’envi des commentateurs ignorants qui ne savent même pas distinguer un archevêque d’un goupillon.
  3. Première page du 24 novembre 2016. Sans se laisser rebuter par la contradiction, ce journal a néanmoins rejoint le chœur des indignés quand un autre candidat s’est hasardé à parler d’un « lobby sioniste »…